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Nouvelle publication : Repenser la démocratie à l’ère des mégadonnées (big data)

 Logo_Ottawa Life MagazineJulie Paquette, Ph.D.

Un article de Julie Paquette, Ph.D., professeure adjointe à l'École d'éthique, de justice sociale et de service public de l'Université Saint-Paul

Publié initialement dans Ottawa Life Magazine (automne 2018)

Christopher Wylie, le lanceur d’alerte canadien à l’origine du scandale Facebook–Cambridge Analytica, a rendu publique la manipulation politique de données personnelles au cours de l’élection présidentielle américaine de 2016. De ce que l’on sait, les données de plus de 80 millions de comptes Facebook auraient été utilisées pour cibler des électeurs et les influencer à voter en faveur de la campagne de Trump. Cette puissante technologie de données, selon Wylie, aurait aussi servi lors de la campagne du Brexit au profit d’un vote en faveur de la sortie de la zone Euro. Déjà que l’on notait un manque de confiance du public envers les institutions démocratiques; ce scandale risque fort de renforcer le scepticisme et de représenter une menace supplémentaire à la démocratie. Pour mieux appréhender ce qui est ici en jeu sur le plan politique, il est important de comprendre ce que ces données représentent et les préoccupations éthiques et politiques qu’elles révèlent.

Qu’entend-on par mégadonnées ?

Nous avons maintenant la capacité de recueillir et de conserver d’énormes quantités de données « pour toujours ». Techniquement parlant, cela veut dire que tout ce qu’on fait en ligne peut être recueilli, stocké et analysé pour révéler des constantes et des tendances et pour « personnaliser » l’expérience Web des utilisateurs. Comme le souligne Mayer-Schönberger, cette technologie va de pair avec « la quête de quantifier et de comprendre de monde [traduction libre]». On aborde souvent la questions des mégadonnées (appelées aussi données massives ou big data), comme si elles représentaient une duplication de la réalité, comme si A (la réalité) équivalait à A’ (les données recueillies). Même si l’on sait que cela n’est qu’en partie vrai (tout n’a pas encore été recueilli et stocké et certaines données sont altérées ou corrompues), la croyance en cette équation entraîne un effet pervers. En fait, tout se passe comme si A’ avait tendance à devenir A, ce qui signifie que les données recueillies sont en train de devenir notre réalité. Par extension, il n’y a plus de place pour ce qui existe à l’extérieur du monde des mégadonnées. Si on n’exerce aucune activité en ligne, on ne fait plus partie de cette réalité d’une certaine manière. De plus, la quantité de données recueillies est si énorme que si on fait partie d’une minorité, même en participant en ligne, on disparaît peu à peu dans ce flux massif d’information. Ce qu’on avait l’habitude de nommer « virtuel » ne reflète plus les potentialités inexploitées ou l’excès de possibilités. Le virtuel équivaut aux données; le virtuel est réduit à une pure fonctionnalité. De plus, les données recueillies ne sont pas seulement quantifiables, elles sont monnayables. Comme cela a été dit à maintes reprises, les mégadonnées sont le pétrole du 21e siècle, et notre participation aux plateformes Web contribue à rendre l’économie virtuelle très profitable. D’aucuns peuvent dire que ces mégadonnées peuvent servir pour le bien commun, telles les recherches en santé; il a par exemple été montré qu’elles avaient amélioré les recherches de donneurs de transplants. Mais, comme l’affirme Cathy O’Neil dans son livre Weapons of Math Destruction, cela peut aussi accroître l’inégalité et menacer la démocratie. D’une certaine manière, on peut dire que les mégadonnées sont un pharmakon, un concept qui provient de Platon et qui signifie à la fois un poison et un remède.

Quels sont les enjeux politiques et éthiques ?

Les mégadonnées suscitent de multiples questions éthiques et politiques : Quelle est la valeur de notre consentement? Est-ce suffisant d’accepter les conditions et politiques d’utilisation (qu’en toute honnêteté, peu de gens lisent)? Le droit à la vie privée a-t-il encore son importance et, dans l’affirmative, qui devrait protéger ce droit (l’État, les corporations, les individus)? Quelle est la valeur de la vie privée? Est-ce éthique d’en tirer profit et, dans l’affirmative, qui devrait en bénéficier? Les mégadonnées sont elles une menace pour la diversité? La soi disant personnalisation de l’expérience Web ne crée t elle pas aussi une chambre d’écho où on est exposés à du contenu similaire, ce qui est susceptible de créer une boucle de rétroaction et de rendre obsolète l’idée même du pluralisme. De plus, les personnes au pouvoir ne devraient-elles pas rendre des comptes et être imputables? Les algorithmes qui traitent nos données sont pour la plupart opaques. Nous devons être sur nos gardes. Comme l’indique Astra Taylor dans son People’s Platform, « Plus nos ordinateurs et nos appareils mobiles sont personnalisés et conviviaux, plus nous sommes connectés à un vaste et opaque réseau de machines qui coordonnent et surveillent nos activités; tout est accessible et personnalisé, mais seulement grâce à des entreprises qui exercent un contrôle ascendant sur le réseau. [traduction libre] »

Quelle sorte de démocratie voulons-nous ?

La majorité d’entre nous est d’accord avec cette idée que l’on doive protéger la démocratie. Une démarche démocratique doit comprendre certains principes fondamentaux, tels que l’équité procédurale, la responsabilité (et la reddition de comptes), la division du pouvoir et l’autonomie, ainsi que le principe d’un gouvernement par le peuple et pour le peuple. Certaines personnes réagiront au manque de confiance en nos institutions en faisant la promotion d’une plateforme démocratique en ligne (démocratie liquide), mais souvent ceux et celles qui sont en faveur de cette idée défendent la notion qu’une démocratie parfaite serait instantanée, directe et sans médiation. Ces personnes supposent, en outre, qu’une participation pleine et entière (100 %) est idéale. On peut se demander : ne sommes-nous pas pris dans la situation A = A’ mentionnée précédemment? Les personnes qui ont vu le film Le Cercle : le pouvoir de tout changer savent à quel point ce rêve peut être dystopique.

Il faut se rappeler qu’un processus démocratique prend du temps, et que d’aller à l’encontre de ce fait fondamental risque de miner l’importance des débats entre les gens qui ne partagent pas les mêmes idées (du moins à première vue). L’intégration des mégadonnées dans la démocratie, que ce soit par l’intermédiaire de Cambridge Analytica ou au moyen d’une plateforme inspirée de la démocratie liquide, peut s’avérer risquée. Réfléchir aux préoccupations éthiques et politiques que toute forme de démocratie virtuelle peut soulever pourrait constituer une première étape visant à nous protéger des pires situations engendrées par la démocratie dans le passé.

Plus jamais ça.

J’offre mes sincères remerciements à tous mes étudiants du cours PHI 2311 Digital Democracy and Algorithms Governance (hiver 2018) de leurs commentaires. Vous voulez en savoir plus à ce sujet ? L’Université Saint-Paul offrira le cours EPE 6706 Éthique, vie privée et information en septembre prochain : il est encore de s’inscrire !

Panoptique

Fig. 1. Grigoryan, Sona. Facebook : Le panoptique de l’époque contemporaine (The Panopticon of Modern Age).
Image en ligne. Flickr. Flickr Creative Commons, 9 mars 2014. Web. 2 février 2014.

 



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