Les récents événements aux États-Unis suscitent bien des inquiétudes. Mardi 12 juillet, deux policiers en Louisiane abattent un homme noir, Alton Sterling, en tentant de l’arrêter. Le lendemain, au Minnesota, lors d’un contrôle routier, un policier tue un autre homme noir, Philando Castile. Le jeudi suivant, lors d’une manifestation pacifique à Dallas organisée par le mouvement Black Lives Matter, un tireur embusqué tire sur les policiers, en tuant 5 et en blessant 7 autres ainsi que deux civils. Le suspect présumé, Micah Xavier Johnson, est ensuite tué par une bombe lancée par la police. Ce jeune homme noir de 25 ans, réserviste dans l’armée de terre américaine, aurait déclaré vouloir tuer des policiers, et particulièrement des policiers blancs. Ces événements font suite à plusieurs autres, on se souvient encore de Michael Brown, jeune afro-américain tué par un agent de police à Ferguson au Missouri en 2014 et des émeutes qui ont suivi.
Ces événements tragiques soulèvent évidemment la question des armes à feu aux États-Unis – où il y aurait, semble-t-il, plus d’armes que d’habitants! Ce n’est cependant pas cette question qui m’intéresse, non pas parce qu’elle manque d’intérêt, mais parce qu’elle pourrait nous laisser croire que ces problèmes de violence ne concernent que nos voisins américains. L’enjeu principal me semble aussi dépasser la seule remise en question du Deuxième amendement de la Constitution américaine qui garantit pour tout citoyen le droit de porter une arme à feu. Le problème aurait des racines structurelles plus profondes, à savoir le racisme (et on pourrait ajouter le sexisme) systémique. Les systèmes politiques et juridiques des démocraties libérales occidentales ont été pensés par des hommes blancs pour des hommes blancs. Ce racisme systémique a pour effet d’appauvrir, de judiciariser, de stigmatiser et d’exclure certaines personnes.
Le mouvement Black Lives Matter tente d’attirer l’attention publique sur cette discrimination systémique. En guise de réponse, certaines personnes ont avancé le All Lives Matter, créant une certaine polémique dans les médias sociaux. Évidemment, toute vie humaine doit être protégée, toute vie humaine est digne de respect, mais force est de constater que toutes les vies humaines ne semblent pas avoir la même valeur dans nos sociétés modernes. Les personnes privilégiées peuvent facilement devenir aveugles aux injustices sociales ou ne pas porter attention aux personnes invisibilisées. Et c’est là que se loge sans doute la problématique éthique de fond. Si les démocraties libérales modernes ont étendu les droits et libertés politiques à tous et toutes, il semble pourtant y avoir un décalage entre droits politiques et droits sociaux ou droits civils, un décalage entre égalité politique et égalité sociale. Si tous et toutes sont supposés égaux en droits, tous et toutes ne le sont pas effectivement.
Et sur ce point, le Canada ne fait pas nécessairement meilleure figure que les États-Unis. Nous savons que les personnes racisées et les membres des groupes minoritaires ont un taux de chômage plus important que la population générale. Un Tremblay, par exemple, aura plus de chance de trouver un emploi au Québec qu’une personne portant un nom étranger. Plusieurs personnes dénoncent aussi le profilage racial et la brutalité policière au Canada. Cette problématique est devenue très médiatisée au Québec à la suite de la mort de Fredy Villanueva en août 2008, jeune homme latino de 18 ans abattu lors d’une intervention policière dans Montréal-Nord. Plus récemment, c’est le cas des femmes autochtones disparues qui a attiré l’attention publique. Nous pourrions multiplier les exemples et parler de ghettoïsation ou d’islamophobie.
Ce qu’il faut comprendre de tous ces exemples et événements c’est que l’exclusion engendre le cercle vicieux de la violence. Les personnes exclues vivent l’exclusion comme une forme de violence exercée à leur endroit. On leur dénie la possibilité (voire le droit) d’appartenir à une communauté et il faut entendre ‘communauté’ dans son sens large pour inclure différents types de regroupements comme une communauté de travail par exemple. Tous et toutes n’ont pas un accès égal au club sélect des privilégiés. En revanche, les personnes exclues des décisions politiques, celles qui n’ont pas voix au chapitre, pourraient se tourner vers des moyens violents comme vers une tentative désespérée pour faire entendre leurs revendications. Comme l’avait très bien vu Hannah Arendt :
« La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telles (…) C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué (…) »[1].
Si l’on veut réellement diminué la violence dans notre monde, il faut travailler à combler l’écart entre égalité politique et égalité sociale. Tant que cet écart demeurera, le sens de la justice bafoué risquera de se retourner en violence. Et je ne plaide évidemment pas ici pour une réduction des droits et libertés, un nivellement par le bas. Avant de pouvoir résoudre un problème, il faut le comprendre, il faut en saisir les fondements et il faut prendre en considération toutes ses perspectives. En ce sens, les problèmes sociaux et politiques ne peuvent plus être solutionnés par les seuls puissants en huis clos. Les privilégiés doivent porter attention aux voix des personnes exclues et les solutions doivent être pensées et mises en place collectivement. Sinon nous nous condamnons à reproduire les systèmes de domination et d’exclusion et les solutions tronquées.